La collection : le luxe des moins nantis
[Note du blogueur : Ce post est un peu plus académique, on prend notre souffle... on y va]
Je poursuis ma réflexion sur l'essor des produits de luxe et je la croise avec mon intérêt pour le phénomène de collection. Et si la collection était une consommation de luxe ?
« Because it involves hunting, searching, or shopping for unique useless objects, collecting is a form of materialistic luxury consumption par excellence [en francais dans le texte original] » Russell W. Belk¹
Belk, le père incontesté de la recherche ethnographique sur le sujet de la collection, ajoute également que « Because collecting is a competitive activity linked to pestige and feelings of competence, there is always something just out of reach that seems infinitely desirable to the collector³. » Cette façon de voir la collection est totalement en lien avec les motivations observées de la consommation des produits de luxe : consommation compétitive, assouvissement du désir et expertise (connoisseurship).

Alors qu'un riche collectionnant les oeuvres d'art est bien perçu socialement, un moins bien nanti accordant une part de son budget, déjà trop serré, à une collection de BD ou de chats en porcelaine sera perçu comme irrresponsable (moins qu'un alcoolo ou qu'un gambler). Comment nous posons-nous en juge de la valeur d'une collection ? Qui a décidé de la supériorité de l'art sur l'artisanat ? Pourquoi une collection de timbres serait-elle supérieure à une collection exaustive de bouteilles de bière ? Et si le collectionneur de bouteilles a bu chacune de ses bières dans son pays d'origine, lors de voyages autour du monde, est-ce plus noble ? (Nous reviendrons sur la règle procédurale plus loin).
Des passions différentes
Les sujets de collection sont très différents en fonction du sexe du collectionneur. Les relations d'opposition H/F suivantes ont été observées: géant/miniature, fort/fragile, machine/nature, science/art, fonctionnel/decoratif, inanimé/animé, etc.⁶ Ces divergences trouvent écho dans les "modèles" homme-femme généralement admis. La collection (et consommation de luxe) sert à l'individu à se définir et à s'exprimer. Les consommateurs tentent de dépeindre une image d'eux-mêmes par leur choix de biens, il en va de paire pour les collectionneurs. Il est naturel alors d'exprimer une personalité répondant aux stéréotypes de la société qui nous entoure.
* Dans une approche actuelle de la construction identitaire, il serait intéressant de voir comment les outils interactifs et les mondes virtuels (i.e. Second Life) peuvent remplacer ces fonctions. Est-ce qu'on collectionne le linge et les objets dans Second Life ? Est-ce qu'on collectionne les amis sur Facebook ?

La pierre angulaire de la collection et de la consommation d'objets de luxe réside dans la rareté. C'est aussi une des raisons pour laquelle on a tendance à discriminer les collections de babioles au détriment de l'art. Alors qu'ils s'en produit des millions de différents par année, peut-on collectionner les crayons avec autant de ferveur que les tableaux d'art ?
Au cours des 50 dernières années, plusieurs philosophes et chercheurs postmodernes ont jonglé avec la notion de rareté à l'air du produit sériel. Une des syntèses: la règle procédurale selon laquelle c'est la façon d'acquérir l'objet qui lui donne de la valeur pour le collectionneur. Dans ce contexte, est-ce qu'un vendeur qui collectionne les stylos avec lesquels ils signent des contrats de plus de un million rend une collection de crayons plus nobles ? Ça nous ramène au globe-trotteur collectionnant les bouteilles de bière.
La notion de rareté souffre des très nombreuses et croisantes contrefaçons (luxe) et de la reproductivité facile de certains items (collection). Sans oublier la mise en marché de produits destinés à la collection : le prêt-à-collectionner (ou instant collectible) Dans ce contexte, c'est toute la notion de l'original qui est remis en question.
Prochain post : l'importance de l'original dans la collection.
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¹BELK, Russell W. – Collecting as luxury cnsumption: Effects on individuals and households – Journal of Economic Psychology (1995)
⁴O'GUIN & FABER – Compulsive buying: A phenomenological exploration – Journal of Consumer Research (1989)
⁵ Encore BELK (1995)
⁶ BELK et al. – Collecting in a Consumer Culture – 1991 in Highways and Buyways : Naturalistic Research From the Consumer Behavior Odyssey; Provo. UT: Association for Consumer Research (Disponible ici)