dimanche 15 juillet 2007

La collection de citations

Dans nos deux derniers posts, nous avons discuté de la notion de l'original, de la rareté et de la collection comme phénomène de consommation de luxe. Aujourd'hui, je veux pousser un plus loin cette réflexion en relatant une entrevue ethnographique conduite il y a environ un an et demie avec le conservateur d'une collection de plus de 17 000 citations que vous pouvez consulter sur le site Au fil de mes lectures.


La nature de cette collection remet en cause toute la notion de consommation, de possession, d'originalité et de rareté. Comment peut-on se distinguer et donner de la valeur à des citations qui appartiennent au domaine publique et qui se copient avec un simple "pomme-c / pomme-v" ?

La motivation du collectionneur
Bien qu'il s'agisse d'une collection procurant à son propriétaire/conservateur, M. Gilles Jobin, la reconnaissance de son expertise et l'estime des autres colletionneurs et lecteurs, on trouve chez lui une motivation plus profonde et distincte : la mission double de bâtir son identité et de contribuer à la diffusion du savoir. Il mentionne d’ailleurs que les gens qui parcourent sa collection ont une connaissance assez complète de sa personnalité. Il tente de bâtir sa collection à son image et la partager lui procure une fierté certaine.

La tension du réplicable
Les citations, individuellement, ne prennent pas d’espace, sont libres de droit, accessibles, copiables et gratuites. Aussi, le fait que les citations soient des phrases intangibles et accessibles amène une tension par rapport au concept normal de « possession ». Au-delà de la possession, le fait que la collection de M. Jobin soit accessible à tous sur le web ébranle la fixation habituelle de la valeur en fonction de la rareté.

L'abondance du nombre d'items qualifiables (n'importe quelle phrase mise entre guillemets peut devenir une citation) fait en sorte que la collection n'a de valeur que dans son ensemble.
C'est alors qu'entre en jeu la règle procédurale (déjà discuté ici). Pour M. Jobin, cette règle prend la forme suivante : chaque citation de sa collection provient d’un livre qu’il a lu, qu’il a touché et que généralement il possède. Comme pour les collectionneurs d’objets qui prennent plaisir à « chasser » le prochain ajout à la collection , le plaisir de la lecture est central dans la collection de M. Jobin.

Compléter son identité
Il bâtit sa collection de la même façon que les consommateurs achètent des biens hétéroclites, issus de différents magasins, idéalement un peu inaccessibles, assurant leur unicité. Pour M. Jobin, la règle procédurale n'est pas vaine. En effet, le fait qu’il ait lu ces livres, qu'il possède la plupart d'entre-eux, qu’il ait trouvé lui-même les citations contribuent à imposer son caractère à sa collection. La vigueur avec laquelle il continue sa collection, depuis maintenant plus de trente-cinq ans, s’inscrit dans la volonté de « compléter » son identité, de rendre sa collection à l’image de sa personne, complexe, diverse, etc.

La reconnaissance et la postérité
M. Jobin, malgré qu’il n’ait que le début cinquantaine, a parlé plusieurs fois de la mort lors de notre entretien. De sa mort éventuelle, de l’état de sa collection et de la façon dont il espérait pouvoir en effectuer le lègue. Cette éventualité fait resurgir le fait que, à cause de son intangibilité, M. Jobin redoute de ne pouvoir trouver quelqu’un pour recevoir sa collection. Cette possibilité l’inquiète, car cela représenterait un échec pour son œuvre et il redoute qu’une partie importante de son identité sombre dans l’oubli.

La matérialité de certaines autres collections, par exemple ses 5 000 livres, contribue à solutionner cette quête de l’immortalité, alors que les biens ont une valeur financière/matérielle reconnue. Pour M. Jobin, le nirvana de la reconnaissance pour sa collection de livres serait qu’elle soit reprise par la bibliothèque municipale et identifiée à son nom. Cet usage serait totalement en accord avec la volonté de partage du savoir qui est inhérente à la démarche de M. Jobin.

La sanction identifiée comme suprême, soit « la dation avec le buste en marbre du donateur au milieu des œuvres » serait plausible pour la collection de livres, mais n’ait pas envisagé pour la collection de citations. Il préférerait qu'une de ses filles poursuive son œuvre. Il envisage également d’inclure dans son testament l’obligation pour sa succession de payer les frais d’hébergement de son site, pour assurer que la collection, elle, ne meure pas.

En ouvrant la possibilité de léguer sa collection à sa fille, M. Jobin la laisserait poursuivre sa collection sans nécessairement avoir lu les livres, sans que les citations ajoutées ne le représentent pleinement. Cette façon d’adresser l’enjeu de « forgetfulness » amène une tension certaine avec les concepts de rigueur, de lecture personnelle et de choix identitaire qui sont centraux dans la collection pour M. Jobin, et pour la plupart des collectionneurs. Peut-être la peur de tomber dans l’oubli est plus importante que la perte éventuelle d’intégrité de la collection.

*** cet entretien est cité ici avec la permission de M. Jobin, je l'en remercie.

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Slater, Jen (2000) Collecting the Real Thing: A Case Study Exploration of Brand Loyalty Enhancement Among Coca-Cola Brand Collectors – Advances in Consumer Research [disponible ici]
Tepper Tian, Bearden & Hunter (2001) – Consumers’ Need for Uniqueness: Scale Development and ValidationJournal of Consumer Research. [disponible ici, $$$]
Belk, Russell W. (1988) – Possessions and the Extended Self Journal of Consumer Research
Marcoux, Jean-Sébastien (2001) – The "Casser Maison" Ritual Journal of Material Culture [disponible ici, $$$]
Laborde-Tastet, Laurent (2005) – Le phénomène de collection chez le consommateur adulte: collections et conventions. – Travail doctorant à l’Université Lyon 3. [disponible ici]

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