mardi 21 août 2007

Le dopage : miroir social ?

Le sportif en quête de dépassement de soi, dopé ou non, ne serait ainsi qu'une métaphore de la modernité qui dans tous les domaines, de la manipulation génétique à la conquête de l'espace, joue avec l'utopie d'une « surhumanité ».
– Vincent Troger (1)
Le sport dans toutes ses facettes est un miroir de notre société. Nous l'avons vu avec la religiosité du sport, la sacralisation des lieux et trophées, l'affrontement comme placebo à la guerre, l'affirmation nationale et identitaire, le tribalisme, etc.

Je questionne maintenant un autre pan du sport que les compétitions internationales (J.O. et Tour de France en tête) ont tôt fait de remettre sur la scène publique : le dopage. On s'insurge aisément devant le dopage qui change le corps en machine. Les AGM (Athlètes génétiquement modifiés) sont visibles, nous n'avons qu'à penser à Ben Johnson, aux trop nombreux cyclistes et aux altérophiles ouest-allemandes pendant la guerre froide. Il est facile de s'indigner devant ces derniers. Mais qu'en est-il des golfeurs qui prennent des relaxant (bêtablocants) pour améliorer leur concentration ? Qu'en est-il des records de Barry Bonds ? Qu'en est-il de la perte de cheveux de José Théodore ?

L'AGM à l'image de notre société ?
D'entrée de jeu il est facile d'attribuer au marchandisage du sport les racines du dopage. Après tout les Mark McGuire et autres machines athlétiques ne gagnent-ils pas des salaires équivalent au PIB de certains pays ? Même les ex-tricheurs publient des mémoires pour arrondir leurs fins de mois.(2) Les tenants de cette explication socio-économique n'auront aucune difficulté à la défendre. On peut même l'adapter à chacun des régimes politiques. Dans un système capitaliste de libre-marché, c'est la demande pour le sport-spectacle qui fournit l'apât financier. Dans les anciens systèmes socialistes, la volonté de propagande (supériorité du régime) contribuait à institutionaliser la pratique du dopage. Et dans un système dictatorial, on pourrait s'adonner au dopage pour assurer qu'une contreperformance ne vienne atteindre à sa vie. Combien de gymnastes chinoises disparaissent ? Combien d'athlètes de l'URSS étaient mystérieusement mutés en Sibérie ?

Face à cette réalité à facettes multiples, on pourrait associer à la reconnaissance du sport comme rôle social le fait que certains décident de pousser plus loin les capacités de leur corps, aider par des substances prohibées. Après tout les champions sont devenus les nouveaux héros modernes dépassant souvent en notoriété les vedettes de cinéma.

Mais considérant le nombre d'athlètes amateurs se créatinant dans les centres d'entraînement publics, considérant que les athlètes des sports ne donnant ni droit à la reconnaisance ni à des bourses intéressantes optent magré tout pour le dopage, il devient difficile d'attribuer uniquement à la pression sociale le phénomène. Il faut prendre le dopage dans une autre perspective. Il s'agit bien d'une compétition pour modeler son corps et dépasser les standards, par contre la question du dopage se pose davantage en terme de sécurité et de santé publique, qu'en terme de tricherie.

Reprenons cette volonté de se dépasser, de gagner. Une analyse mène à comprendre le dopage comme une façon d'assurer une conformité aux valeurs du sport. Cette hyper-conformité sera difficile à mater puisqu'elle sert à réaliser pleinement son identité d'athlète et à demeurer dans le groupe. En plus, les sportifs en viennent à croire que tous les autres se dopent. Il y a un effet pervers quand on se met à croire que seuls les mauvais tricheurs se font prendre.

Ce serait, d'après les travaux de Pigeon, ceux qui ont une faible estime d'eux-mêmes et ceux qui pensent que le sport est leur seul moyen de devenir important (estimé) dans le monde social qui sont les plus enclin à adopter la logique selon laquelle le risque qui accompagne le dopage dissuadera une part des athlètes et contribuera à leur assurer une performance plus compétitive.

Finalement, plus un athlète est convaincu qu'il fait partie de l'élite, plus il en vient à considérer que les règles sont mal adaptées à sa situation. Les gens qui écrivent ces règles ne comprennent pas ce que c'est qu'être un athlète. Cette réaction élitiste est également celle de certains pilotes d'essais, astronautes, politiciens, vedettes de cinéma, etc. Ils finissent par légitimer leurs transgressions des lois par leur différence de statut. Il en va de même dans le sport lorsque l'athlète croit fermement faire partie d'une classe à part.

En effet, le sport est un miroir de notre société... Notre inconfort face au dopage est à l'image de notre relation ambigüe avec l'authenticité. Pourquoi s'insurge-t-on autant ? Parce qu'il contrevient à la règle de l'égalité des chances au départ et compromet notre rêve de société juste et égalitaire. Mais aussi parce que le dopage représente une fausse-performance, vient détruire la relation d'authenticité que l'on éprouve face aux champions. Un magicien ne perd-t-il pas son statut quand on connait le truc ?




Références:
(1) TROGER, Vincent – Sport et dopage : perversion marchande ou rêve de surhumanité – Sciences humaines [Voir ici]
(2) Voir le livre de Jose Canseco – Juiced – ici
Le Dopage : États des lieux sociologiques sous la direction de Patrick Mignon [voir ici]
Dopage et culte de la performance, William Gasparini [voir ici]

mercredi 8 août 2007

Le sport : nouvelle religion des communautés laïques

« S'intéresser au sport contemporain, c'est l'occasion d'examiner les manifestations du corps, les nouveaux rituels, et de réintroduire le vertige et le sacré dans nos sociétés d'ordre et de raison »
– Martine Segalen

La dévotion de certains partisants a frappé l'imaginaire de plusieurs anthropologues à la recherche des rites fondateurs de nos sociétés et en quête du retour de la religion dans notre quotidien. Certains tentent d'expliquer la popularité du sport par notre attrait naturel pour le sacré. La comparaison entre les cérémonies sportives et religieuses est intéressant(1) mais ne dépasse guère l'observation anecdotique. (voir le tableau sympathique proposé par le service de cathéchèse des Églises protestantes d'Alsace et de Lorraine).

Les rites existent-ils toujours ?
On peut trouver plusieurs exemples de déritualisation de notre société : la fin des vêtements "du dimanche", l'élimination des remises de prix dans les institutions scolaires, la participation décroissante à des célébrations religieuses, etc. En plus du religieux, les rites marquant le cycle de vie sont passés de l'univers public à l'univers intime : abolition des veillées mortuaires, perte d'importance des vêtements de deuil, cérémonies de mariage beaucoup plus intimes... Quels sont nos rites contemporains pour la naissance, la puberté, la mort ?

Il est plutôt facile d'identifier des assises de cette déritualisation : individualisme, déconstruction des communautés, laïcisation achevée de notre quotidien, etc. (2) Avec une perte de rituels, peut-on conclure à la désacralisation de nos sociétés ?

Sûrement pas... La place du spirituel est grandissante (on n'a qu'à voir les ventes de The Secret pour s'en convaincre), mais se transforme. Le rituel, par essence, se vit en groupe; c'est ce groupe de référence qui change et donne l'impression de perte de rituels.

Le journaliste Ethan Watter, dans son livre Urban Tribes, explique comment le fait de devoir quitter le foyer pour les études a amené les nouvelles générations à se reconstruire des familles (clan ou tribes) qui reprennent la plupart des fonctions traditionnelles de la famille. L'entraide lors de déménagement, séparation, rénovation, besoin financier vient presque systématiquement des amis. Aussi, les tribus se sont appropriées certaines fêtes importantes du calendrier pour lesquelles les amis prévalent de plus en plus sur la famille. Le cas le plus flagrant : la veille du jour de l'an.

C'est avec ce clan que nous consommons le plus de sport. Est-ce alors une façon de réïntégrer une sacralité dans ces familles adoptives et laïques ?

Le sport : laïc mais pas profane
Pour se convaincre de l'existence de cette sacralité laïque (puisque nous ne sommes pas à un oxymoron près), nous n'avons qu'à voir la vénération des trophées et médailles. Aussi, les lieux deviennent des sanctuaires. Pour les grands amateurs de baseball, Fenway Park c'est le Temple. Feu-Le Forum de Montréal était celui du hockey. Certains stade de foot représentent La Mecque pour les partisans. Suis-je le seul à avoir ressentit un inconfort en entrant dans un stade-sanctuaire pour aller assister à autre chose que le sport vénéré ? Un concert rock n'est-il pas trop profane pour être tenu à Fenway ?

Ainsi, le sport réintroduit une certaine sacralité en plongeant des communauté
s nouvelles et sans historique dans la création de nouveaux rites. Comme le sport est religion neutral, il est le plus petit dénominateur commun et contribue à se débarasser de la gangue religieuse en s'émancipant du "sacré officiel" (religion, morale, patrie) (3)

Un nouveau rempart ?
Quand l'être humain était incapable d'expliquer le monde qui l'entourait, il n'avait pas trop le choix de s'en remettre à un pouvoir suprême. Jared Diamond propose également que les sociétés dont la survie dépendait du climat (agriculture unitaire) s'en remettaient à la seule force qui avait une influence sur la météo : Dieu. Cette religion, avec des préceptes comme « les premiers seront les derniers » contribuait à expliquer l'injustice d'une saison défavorable et les inégalités de la vie en société (grandissantes avec l'arrivée de l'agriculture).

L'amateur de sport moderne trouve un nouveau rempart face aux inégalités sociales de toutes sortes : le spectacle sportif propose une concurrence supposée pure entre deux adversaires qui partent à armes égales. (4) C'est cette égalité devant le sport qui nous permet de tolérer une nouvelle hiérarchisation des gagnants et des perdants, de nouvelles rivalités, alors que la plupart des gens mentionnent souffrir d'une pression à performer, d'une trop grande compétition dans leur vie courante.

Le besoin d'égalité des chances : le dopage et la superstition

Cet aspect est central dans la religiosité du sport : Tous égaux devant les nouveaux dieux. Sans cette égalité des chances au départ, le sport n'a aucun intérêt. Ni pour le participant, ni pour le spectateur. C'est même le moment magique où les protagonistes conjureront le sort et briserons cette égalité initiale qui nous intéresse... Avez-vous déjà tenter de regarder un match en reprise alors que vous connaissiez la marque finale ? Aussi, prendre connaissance du score dans le journal nous donne des nouvelles de notre équipe favorite, mais ne nous permet ni de bâtir notre appartenance au groupe, ni de fêter ou de pleurer la rupture de cette égalité des chance...

Toute atteinte à l'égalité est perçue comme une atteinte à l'intégrité du sport. Comment expliquer sinon notre dégoût face aux champions dopés ? Que comprendre des équipes perdantes et de leurs partisants qui se hissent contre l'arbitrage dans la défaite ?

Dans ce contexte, la performance et la chance feront la différence. C'est sans doute ce besoin de chance qui pousse les athlètes de tous les niveaux à la superstition et aux rituels sacrés dans la pratique de leur discipline. La barbe des séries, le tshirt fétiche, embrasser la pelouse après un but, parler à ses poteaux sont autant de processions
semi-ostentatoires (question de montrer qu'on est pieux) qui cherchent à s'attirer la chance, la faveur du destin. La superstition est au sport ce que la prière est à la religion.

Le rôle du sport
En plus de représenter le culte du corps qui a peu à peu surplanté l'âme ou la morale avec la laïcisation de nos sociétés, le sport a pour fonctions de bâtir les communautés (en offrant des traditions), de contribuer à l'appartenance et à l'identité (en réintroduisant des rituels différenciant les groupes) et de conjurer les inégalités sociales (en mettant en scène un idéal égalitaire). Trois fonctions qui, encore hier, étaient prises en charge par l'Église.

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Prochain post : le sport professionnel, l'argent, l'appartenance et la réappropriation populaire des sports.

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(1) TURPIN, Jean-Philippe – Le sport : une religion décadente Corps et Culture [disponible ici]
(2) LE POGAM, Yves –
Rites du sport et générativité du social – Corps et Culture [disponible ici]
(3) LEIRIS Michel
– Le sacré dans la vie quotidienne – 1979
(4) Le Football nouvelle religion planétaire ?

jeudi 2 août 2007

Les sports : identités, rites et guerres modernes

J’entame une petite série de posts sur le sport et ses dimensions sociales et culturelles. Au nombre des sujets que j’aborderai : construction nationale, rites et mythes, identité collective, guerre, héros, terrorisme, l'argent, le marketing sportif, etc.

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La victoire de l’Irak en final de la Coupe d’Asie a été accompagnée de célébrations massives à Bagdad (voir ici). Comme c’est généralement le cas lors de ces événements, les drapeux nationaux y étaient nombreux. L’équipe irakienne est composée de joueurs sunnites, chiites et kurdes, ce qui constitue un important symbole d'unité dans ce pays, ravagé par les chicanes entre confessions et clans.

Il s'agit d'un autre exemple de l'intégration culturelle par le sport. Le lecteur cynique demandera ce qu'il reste de l'intégration maghrébine à la suite de la victoire des Bleus en 1998 ?


De la performance individuelle à la fierté nationale
On entend souvent des fiers partisants déclarer « on a gagné » au lendemain de la victoire de leur équipe favorite. Même les Québécois les plus indépendantistes se revendiquent des victoires de l’équipe de hockey olympique canadienne. Le sport rejoint vraiment notre fibre identitaire. Le symbole le plus direct de cet état de réceptivité réside dans le fait qu'on chante toujours l'hymne national, même dans les ligues nationales où deux équipes du même pays s'affrontent. Un peu plus et on le chanterait deux fois.

Il ne s'agit pas seulement de conserver des vestiges d'une fierté nationale dans un sport maintenant corrompu et dénaturé par l'argent. Il est plutôt question de conserver une envergure et un prestige que le statut international confère. D'ailleurs les Américains n'ont-ils pas nommé la finale des Ligues majeurs de Base-ball La Série Mondiale. Comme le dirait Eddy Izzard : "It's impressive in a world event that Americans win it every year..."

La fierté sportive a pris l’ampleur des rivalités nationales à l’occasion des J.O. de 1920 quand les Comités olympiques de la vieille Europe ont réclamé (et obtenu) l’exclusion des anciennes puissances centrales (Allemagne et empire Austro-hongrois) en raison de leur position lors de la Grande Guerre. C’est à partir de ce moment que les athlètes sont devenus des représentants de leur nation avant d’être des compétiteurs individuels¹. Cette nouvelle conception a jeté les bases aux compétitions internationales qui ont pris de l’ampleur depuis la période d’entre-deux-guerre et qui ont représenté certaines des plus vives batailles de la guerre froide.


Le sport pour bâtir des pays.
Il n’y a guère plus vif sentiment d’appartenance que lorsqu’on a l’impression qu’un événement concerne tous les membres du clan. Que ses aboutissements sont significatifs et représentent une réussite ou un échec pour la collectivité. Le sport crée ce raliement nécessaire à la construction d’une nation. Le sport sert à se retrouver ensemble... Indépendamment de la culture et de la provenance, le réflexe le plus naturel lors d'une grande victoire nationale, est de sortir célébrer dans la rue. Deux fonctions : se retrouver ensemble et se donner en spectacle (entre partisans et surtout à la face du monde)..

À plusieurs occasions le sport a supplanté les combats armées dans la définition d’une identité nationale ou dans la construction des intérêts collectifs. De véritables révolutions naissent sur les terrains et dans les estrades. Depuis les victoires sur le pays colonisateurs, les revendications de participation de peuples non indépendants (comme les Tchèques, les Slovaques, les Hongrois aux J.O. de 1912) en passant par l’instrumentalisation des événements sportifs à des fins de propagande politique (victoires de l’Italie fasciste à la Coupe du Monde 1934 et 1938; tentative hithlérienne de démontrer la puissance aryenne lors des J.O. de Berlin 1936; etc.)

Le montréalais que je suis pense tout de suite aux émeutes du Forum à saveur nationale et linguistique (bien avant la formulation de revendications indépendantistes québécoises) à la suite de la suspension de Maurice Richard. De façon plus directe, plusieurs historiens se plaisent à désigner la date de formation de la République fédérale allemande à 1954, date de la victoire de l’équipe ouest-allemande à la Coupe du monde, plutôt qu’au moment de sa constitution politique.

Il est à noter que la participation sportive de certains états devance leur réelle autonomie. La Palestine, par exemple, est membre du CIO depuis 1994 et marchait derrière son drapeau à Athènes.


Le sport pour remplacer la guerre
D’un point de vue géopolitique, le sport est une occasions de confronter son pays contre le voisin (nature compétitive de l’humain), sans envoyer à l’abatoire un pan de la plus jeune génération. Aussi, il s’agit d’une rare occasion de tisser des alliances avec des nations amies sans entrer dans des conflits mondiaux.
« Serious sport has nothing to do with fair play. It is bound up with hatred, jealousy, boastfulness, disregard of all rules and sadistic pleasure in witnessing violence. In other words, it is war minus the shooting. »
- George Orwell
D’ailleurs, les Jeux olympiques ont été recréés par Pierre de Coubertin avec la préoccupation d’insuffler un esprit de compétition aux jeunes Français. Cette vision n’était pas désintéressée alors qu’on attribuait la victoire allemande de 1870 à leur extraordinaire préparation physique.

On peut même dire que les J.O. ont été l'un des champs de batailles principal de la guerre froide, avec la rivalité URSS vs US et RFA vs RDA. Il est intéressant de voir qu'en dépit de leur performance olympique, le boc socialiste ne l'a pas remporté. En moins que le communiste ait réussi à tenir plus longtemps à cause de ses démonstrations de supériorité ?

Après s'être boudés mutuellement lors d'Olympiades successives (Moscou 1980 et L.A. 1984), les deux blocs ont vu qu'il n'est pas facile d'entrer les alliés dans des boycotts. Aujourd'hui aucune nation ne se priverait de l'immense théâtre que représentent les J.O. et de ses retombées possibles sur l'unité nationale.

*À suivre bientôt... Rites et mythes dans le sport : notre côté tribal au jeu.
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¹ARCHAMBAULT, Fabian – Les significations et les dimensions sociales du sport : Sport et identité nationale – Dans Sport et Société [voir ici]
BONIFACE, Pascal – Géopolitique des Jeux olympiques – Le Monde diplomatique (Août 2004) [voir ici]